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Paroles d'autrefois
LA MÈRE
Note de l'éditeur
Sont réunis dans ce volume tous les écrits de la Mère datant d'avant 1920, année où elle s'installa définitivement à Pondichéry — à l'exception de Prières et méditations. Le livre a été divisé en sept parties, selon la nature et la date des textes, qui, à moins d'indication contraire, ont tous été rédigés en français. Les deux premières parties reprennent tout le contenu de Paroles d'autrefois, sélection des premiers écrits de la Mère d'abord publiée en 1946 et rééditée en 1955. Dans la présente édition, les textes de la première partie ont été disposés en fonction de la date. Une œuvre y a été ajoutée, Conte saphirin, publié pour la première fois dans le mensuel Mother India en février 1957. À l'époque de cette publication, la Mère fit remarquer à l'éditeur de la revue, que l'histoire exprimait "l'idéal de la Création du Surmental". Autre addition à la première partie : une note inédite se rapportant à De la pensée, qui a été mise en appendice à cette causerie. La seconde partie se compose de textes écrits par la Mère en vue des réunions d' "un petit groupe de chercheurs" en 1912. Le premier (daté du 7'mai 1912), publié d'abord dans Entretiens suivis de quelques paroles (1933), a été remis à sa place initiale dans la série. La question pour cette réunion du 7 mai 1912, paraît pour la première fois dans la présente édition, elle provient du manuscrit autographe de la Mère. Entre 1911 et 1913, la Mère donna de nombreuses causeries à différents groupes parisiens. Deux de ces causeries, De la pensée et Les rêves, qui ont paru dans Paroles d'autrefois ( 1946), sont présentées dans la première partie du présent volume. Un certain nombre d'autres causeries paraissent ici pour la première fois et constituent la troisième partie. La Mère a parfois donné la même causerie à différents groupes, avec les ajouts et modifications appropriés. On a présenté ces variantes, sous forme de notes, dans la mesure où elles étaient significatives et ne faisaient pas double emploi. Une note se rapportant aux causeries de la Mère a été récemment trouvée parmi ses manuscrits ; on l'a placée en tête des autres textes réunis dans cette section. La quatrième partie se compose de quelques écrits analogues aux Prières et méditations, qui n'ont jamais encore été publiés. Plusieurs de ces textes étaient datés, ou il est facile de le faire; les autres semblent nettement être d'avant 1920. On a récemment découvert quelques brefs écrits et notes, intitulés par la Mère N'oies et réflexions. Ils sont donnés ici sous le même titre, ainsi que quelques autres du même genre, l'ensemble constituant la cinquième partie. Les lettres et autres écrits qui composent la sixième partie furent rédigés au Japon entre 1916 et 1920. La femme et la guerre a paru pour la première fois dans une traduction anglaise revue et corrigée par la Mère dans Fujoshimbun, un journal japonais, en date du 7 juillet 1916. La femme et l'homme et Les souvenirs, écrits à peu près à la même époque, n'ont jamais été publiés. Les autres textes figurant dans cette section furent écrits en anglais. Leur traduction française paraît ici pour la première fois. Trois autres essais, écrits en anglais au Japon, ont été placés dans un appendice, en fin de volume, ainsi que leur traduction. Au Japon, la Mère traduisit et adapta quelques histoires que F. J. Gould avait écrites en anglais et qu'il avait publiées dans son Youth's Noble Path en 1911. Les adaptations françaises de la Mère parurent pour la première fois sous le titre Belles histoires en 1946 et de nouveau en 1955. Plusieurs histoires jusqu'à présent inédites ont été placées en appendice dans le présent volume. On trouvera enfin dans un appendice trois textes écrits au Japon et dont la traduction est publiée ici pour la première fois. Les Impressions du Japon, datées du 9 juillet 1917, furent écrites à Akakura et publiées pour la première fois en anglais dans la Modem Review de Calcutta en janvier 1918. Une lettre incomplète, Les enfants du Japon, fut écrite peu après Impressions du Japon. Aux femmes du Japon est sans date. Il en existe plusieurs versions, dont l'une a été choisie pour constituer notre texte principal, au- quel on a ajouté des passages tirés d'autres versions. Une partie de l'entretien a été publiée sous le titre de To the women of the world dans le Sri Aurobindo Circle Annual de 1947. La Mère y avait apporté quelques corrections pour la publication, elles ont été incorporées au texte présenté ici. Une partie plus importante de cet entretien a paru en 1967 sous forme d'une plaquette intitulée Talk to the women of Japan. La dernière partie de Aux femmes du Japon, reproduite ici pour la première fois, comprend des passages tirés d'oeuvres de Sri Aurobindo : Le cycle humain. La synthèse des yoga, etc.
La Mère à Tokyo en 1916
Première Partie
"Le sentier de Tout-à-l'heure et la route de Demain ne conduisent qu^au château de Rien-du-tout."
Au bord du chemin, les fleurs aux couleurs variées char- ment les yeux; les baies rouges étincellent sur de petits arbres aux branches noueuses, et dans le lointain, un brillant soleil dore les blés mûrs. Un jeune voyageur marche d'un pas alerte, respirant avec bonheur l'air pur du matin; il semble joyeux, insouciant de l'avenir. Le chemin qu'il suit débouche dans un carrefour d'où partent un nombre incalculable de sentiers. Le jeune homme voit partout des empreintes de pas qui s'entrecroisent. Le soleil brille toujours au ciel; les oiseaux chantent sur les arbres; le jour s'annonce très beau. Le voyageur s'engage, sans réfléchir, dans le sentier le plus rapproché de lui, qui paraît, du reste, très praticable; il songe un moment qu'il aurait pu choisir une autre route; mais il sera toujours temps de revenir sur ses pas si le sentier dans lequel il s'est engagé n'aboutit pas. Une voix semble lui dire : "Retourne, retourne, tu n'es pas dans le bon chemin." Mais tout ce qui l'entoure le charme et lui plaît. Que doit-il faire? Il ne le sait. Il va toujours, sans prendre de décision; il goûte les joies du moment. "Encore, répond-il à la voix, encore un peu, puis je réfléchirai; j'ai bien le temps." Les herbes folles qui l'entourent lui murmurent à l'oreille : "Tout à l'heure." Tout à l'heure, oui tout à l'heure. Ah! qu'il est doux de respirer la brise embaumée, tandis que le soleil réchauffe l'air de ses rayons de feu. Tout à l'heure, tout à l'heure. Et le voyageur avance toujours; et le sentier s'élargit. Au loin, des voix se font entendre, "Où vas-tu, malheureux, tu ne vois pas ta perte, tu es jeune; viens, viens vers nous, vers le beau, vers le bien, vers le vrai; ne t'égare pas dans la mollesse, ne t'endors pas dans le présent; Page – 3 viens vers l'avenir." — "Tout à l'heure, tout à l'heure", répond le voyageur à ces voix importunes. Les fleurs lui sourient et répètent "tout à l'heure". Le sentier s'élargit toujours. Le soleil a atteint le sommet de sa course; le jour resplendit. Le sentier devient route. La route est blanche et poudreuse; de frêles bouleaux la bordent; un ruisseau fait entendre son doux murmure; mais en vain cherche-t-on de tous côtés, on ne voit aucun but à ce chemin interminable. Le jeune homme, sentant un trouble secret, s'écrie : "Où suis-je? Où vais-je? Qu'importe; pourquoi penser, pourquoi agir? Laissons-nous entraîner sur cette route sans fin; marchons, je penserai demain." Les petits arbres ont disparu; des chênes bordent la route; un léger ravin se creuse de chaque côté. Le voyageur ne sent aucune fatigue; il est entraîné comme dans un délire. Le ravin devient plus profond ; les chênes ont fait place aux sapins; le soleil commence à baisser. Le voyageur, étourdi, regarde de toutes parts; il voit des formes humaines rouler dans le ravin, s'accrocher aux sapins, aux rochers abrupts, aux racines qui sortent du sol; quelques êtres font de grands efforts pour remonter; mais, arrivés près du bord, ils tournent la tête et se laissent retomber. Des voix sourdes crient au voyageur : "Fuis ce lieu; retourne au carrefour; il en est temps encore." Le jeune homme hésite, puis répond : "Demain." Il se couvre le visage de ses mains pour ne plus voir les corps qui roulent dans le ravin, et court sur la route, entraîné par un besoin irrésistible d'avancer; il ne se demande plus s'il trouvera une issue. Le front plissé, les vêtements en désordre, il court toujours éperdu. Enfin, se croyant loin du lieu maudit, il ouvre les yeux : plus de sapins ; partout des pierres arides, de la poussière grise. Page – 4 Le soleil a disparu derrière l'horizon, la nuit commence à poindre. La route s'est perdue dans un désert sans fin. Le voyageur désespéré, exténué par sa longue course veut s'arrêter; mais il faut marcher. Tout est ruine autour de lui; il entend des cris étouffés; ses pieds heurtent des squelettes. Au loin, le brouillard intense prend des formes effrayantes ; des masses noires se dessinent; quelque chose d'immense et de difforme se laisse deviner. Le voyageur vole plutôt qu'il ne marche vers ce but qu'il pressent et qui semble fuir; des hurlements farouches dirigent ses pas ; il frôle des fantômes. Enfin il voit devant lui une vaste bâtisse, sombre, désolée, lugubre, un de ces châteaux dont on dit avec angoisse : "C'est un château de revenants." Mais le jeune homme ne songe pas à la tristesse du lieu; il n'est pas impressionné par ces grands murs noirs; il frémit à peine sur cette terre poussiéreuse, à la vue de ces tours formidables ; il pense seulement que le but est atteint, il oublie sa lassitude et son découragement. En s'approchant du château, il frôle un mur et le mur s'écroule ; à l'instant même, tout s'effondre autour de lui; tours, créneaux et murailles ont disparu, sombrant en poussière; et cette poussière s'entasse sur celle qui recouvre déjà le sol. Des hiboux, des corbeaux et des chauves-souris s'en- fuient de toutes parts en poussant des cris stridents et viennent tournoyer au-dessus de la tête du pauvre voyageur, qui, stupéfait, abattu, anéanti, reste cloué sur place sans pouvoir faire un mouvement; tout à coup, pour comble d'horreur, il voit se dresser devant lui des fantômes terribles qui ont nom : la désolation, le désespoir, le dégoût de la vie, et même il aperçoit, au milieu des ruines, le suicide, pâle et sombre au-dessus d'un gouffre sans fond. Tous ces esprits malveillants l'entourent, se cramponnent à lui, le poussent vers le précipice béant. Le malheureux veut résister à cette force irrésistible, il veut reculer, s'enfuir, s'arracher à tous ces bras invisibles qui l'enlacent et l'étreignent; mais il est trop tard; Page – 5 il avance toujours vers l'abîme fatal; il se sent attiré, magnétisé par lui. Il appelle; aucune voix ne répond à ses cris; il saisit les fantômes, tout se dérobe sous lui; son œil hagard interroge le vide, il appelle, il supplie; le rire macabre du mal retentit enfin. Le voyageur est au bord du gouffre ; tous ses efforts ont été vains; après une lutte suprême il tombe... de son lit. Un jeune étudiant avait un long mémoire à faire pour le lendemain matin; un peu fatigué de sa journée, il s'était dit, en rentrant chez lui : "Je travaillerai tout à l'heure." Puis bientôt il pensa qu'en se couchant tôt il pourrait se lever de bonne heure le lendemain matin, et qu'il au- rait vite fait de terminer son ouvrage. "Couchons-nous, se dit-il, je travaillerai mieux demain; la nuit porte conseil." Il ne croyait pas dire si vrai. Son sommeil fut agité par l'horrible cauchemar que nous avons raconté, et sa chute le réveilla en sursaut. En songeant à ce qu'il avait rêvé, il s'écria : "Mais c'est bien simple : le sentier s'appelle le sentier de "tout-à-l'heure", la route est la route de "demain" et la grande bâtisse, le château de... "rien-du-tout". Et ravi de son esprit, il alla se mettre au travail en se promettant bien de ne jamais remettre au lendemain ce qu'il pouvait faire le jour même. 1893 Page – 6 |